Les mystères du capital
Retour sur un livre paru en 2000 mais qui compte pour la compréhension du développement mondial
L’économiste péruvien Hernando De Soto s’est posé une question fort simple, mais combien intéressante : pourquoi certains pays sont riches alors que d’autres sont pauvres? Selon lui, la différence de richesse entre l’Occident et le reste du monde est bien trop grande pour être explicable que par les différences culturelles ou par un manque d’épargne. Même dans les pays les plus pauvres, les gens épargnent. En fait, la valeur de ces épargnes est estimée à un multiple de 40 fois toute l’aide étrangère reçue par ces pays depuis 1945. Et ces pays regorgent d’entrepreneurs créatifs et débrouillards.
Cependant, cette épargne est détenue sous forme non-productive : des maisons construites sur des terrains dont la propriété est mal définie ainsi que des entreprises non-incorporées et informelles, voire illégales. Ces actifs sont du « capital mort ».
Comme les droits de propriétés de ces actifs ne sont pas adéquatement documentés, ils ne peuvent être transformés en capital productif, par exemple faisant l’objet d’un prêt hypothécaire qui pourrait servir à investir dans une entreprise. En fait, le crédit hypothécaire est la plus grande source de capital pour démarrer une entreprise aux États-Unis.
Le capital est un concept intangible, et comme plusieurs autres concepts intangibles – comme la musique ou le temps – l’humain a dû inventer des systèmes pour les représenter, les mesurer et les utiliser productivement (la notation musicale, l’horloge, le calendrier…). C’est la même chose pour le capital : le système légal gérant droits de propriété est le système qui donne vie au capital et lui permet de libérer son potentiel productif.
Quelle est l’ampleur du « capital mort »?
De Soto et son équipe sont allés sur le terrain au Caire, à Lima, à Manille, à Mexico et à Port-au-Prince. Ils ont constaté que dans ces endroits, personne ne sait vraiment qui est propriétaire de quoi que ce soit. Aux Philippines, plus de 60% des gens vivent dans des habitations dont les droits de propriétés sont indéfinis; ce pourcentage atteint 97% en Haïti rurale.
Ils ont aussi mesuré que le temps et l’argent requis pour enregistrer une propriété et démarrer une entreprise sont excessivement longs. Par exemple, démarrer une petite entreprise au Pérou leur a pris 289 jours et coûté $1,231 soit 31 fois le salaire minimum mensuel. Pour obtenir l’autorisation de bâtir une maison en Haïti il vous faudra d’abord obtenir l’autorisation de louer le terrain auprès du gouvernement, ce qui prend 2 ans. Après 5 ans de location, il vous faudra une douzaine d’années pour obtenir l’autorisation d’acheter le terrain, pour un total de 19 ans de procédures pour une simple habitation.
Conséquemment, en raison de ces barrières infranchissables, la majorité des habitants de ces pays choisissent de rester dans le secteur informel. Ces pays bourdonnent d’entrepreneurs, mais leur capital est « mort », prisonnier d’un flou administratif, d’une forme de socialisme kleptocratique. Selon l’International Labor Organization, entre 1990 et 2000, 85% des emplois créés en Amérique Latine se retrouvent dans l’économie informelle.
En Haïti, l’immobilier informel vaudrait $5.2 milliards, soit 4 fois la somme totale des actifs des entreprises légales opérant dans ce pays, 9 fois la valeur des actifs appartenant au gouvernement et 158 fois la valeur de l’aide étrangère reçue par ce pays.
Au Pérou, ces actifs valent $74 milliards, soit 5 fois la valeur de la bourse de Lima avant la débâcle de 1998 et 14 fois la valeur de tous les investissements directs étrangers de son histoire.
Aux Philippines, c’est $133 milliards, soit 4 fois la valeur des 216 entreprises domestiques listées à la bourse, 7 fois la somme des dépôts bancaires du pays, 9 fois le capital total des entreprises d’État et 14 fois la valeur de tous les investissements directs étrangers qui y ont été effectués à ce jour.
La somme est encore plus imposante en Égypte, soit $240 milliards, ce qui représente 30 fois la capitalisation boursière locale et 55 fois les investissements directs étrangers.
Si on extrapole ces chiffres à l’ensemble du Tiers-Monde, on obtient une valeur de $9.3 billions, soit deux fois plus que la masse monétaire en circulation aux États-Unis (à l’époque de la rédaction du livre)! C’est environ la somme des capitalisations boursières des bourses de New York, Tokyo, Londres, Frankfort, Toronto, Paris, Milan, le Nasdaq ainsi qu’une douzaine d’autres places boursières combinées. C’est plus de 20 fois la somme des investissements directs étrangers au Tiers-Monde et anciens pays communistes durant la décennie 1989-99, 46 fois la somme des prêts octroyés par la Banque Mondiale au cours des trois dernières décennies et 93 fois la somme de l’aide étrangère envoyée à ces pays par les Occidentaux.
L’un des gros « bidonvilles » visité par De Soto avait été mis sur pied par le conseil municipal pour permettre aux familles de 7,000 employés gouvernementaux d’avoir un logis. En fait, même la résidence officielle du chef de l’État ne détenait pas de titre de propriété en règle!
Les bienfaits d’un système adéquat de droits de propriété
Selon De Soto, il est inutile d’amener les pays du Tiers-Monde à adopter les façons de faire des pays développés (devise stable et flottante, libre-échange, privatisations, etc) si à la base il n’y existe aucun système de droits de propriétés efficace et accessible.
Grâce à un système de droits de propriété formel, une grande usine peut être la propriété de centaines de personnes, qui peuvent à un moment ou un autre vendre leur investissement sans affecter l’intégrité de l’usine physique.
Dans les pays en développement, on constate que les terres agricoles héritées sont divisées entre les enfants, ce qui engendre un véritable morcellement et résulte en une production inefficace. Un système de droits de propriété bien définis permet aux enfants de vendre ou acheter des parcelles de manière à qu’une industrie plus consolidée et à plus grande échelle puisse émerger, ce qui augmente la productivité.
Un système légal adéquat permet une meilleure division du travail puisqu’il permet aux entrepreneurs d’opérer à plus grande échelle plutôt que dans un petit cercle informel. Plus le marché a de l’ampleur, plus la division du travail sera raffinée et donc plus l’économie sera productive.
Un système légal déficient favorise les inégalités sociales, puisque les seuls qui puissent avoir accès à la propriété et, par conséquent, au capital créateur de richesse, sont ceux qui ont les moyens de payer les avocats, les lobbys et les pots-de-vin nécessaires à l’obtention des permis et des autorisations. Les pauvres se retrouvent dans l’impossibilité de lever des capitaux pour investir et produire davantage. L’accès à la richesse leur est bloqué par le « ruban rouge ». De Soto affirme qu’un entrepreneur oeuvrant dans l’économie informelle doit payer environ 10% à 15% de son revenu annuel en pots-de-vin pour rester en opération.
L’un des phénomènes que De Soto a observé dans le monde est l’urbanisation des populations rurales. Les gens quittent les campagnes pour aller en ville pour obtenir de meilleures conditions de vie. Face à cette migration, les gouvernements ont cherché à lui mettre des bâtons dans les roues. Une forme de discrimination fut alors mise en place de manière à ralentir, voire décourager la migration urbaine (comme par exemple le système des « hukous » en Chine). Cette discrimination s’est entre autres manifestée par des obstacles légaux bloquant l’accès à la légalité. Devant l’impossibilité d’accéder aux mécanismes de propriété légaux, ces migrants se sont réfugiés dans l’informalité.
Dans les pays Européens des 16e et 17e siècles, le nombre d’habitants « extralégaux » devint si grand qu’il en vint à déstabiliser l’ordre politique et mercantiliste de l’époque. Ces gens en sont venus à considérer l’État comme un ennemi, qui préfère les persécuter plutôt que d’adapter son système légal à leur réalité. Cela a non seulement retardé le développement économique, mais a en plus causé de la violence, allant même jusqu’à des révolutions (France et Russie).
L’exemple des États-Unis
Il a fallu plus d’un siècle pour que le gouvernement américain adopte des lois qui ont intégré et formalisé les systèmes de droits de propriété. Une fois toutes ces règles informelles locales intégrées en un système cohérent à l’échelle nationale, le pouvoir de création de richesse de cette économie fut déclenché.
En Amérique coloniale, les gens étaient coincés dans le carcan inflexible des lois britanniques. Au 17e siècle, une grande partie de la population vivait en « squatteurs » sur des terres où aucun droit de propriété formel n’était défini. Même les soldats, brûlant leurs cabanes, ravageant leurs champs et détruisant leurs clôtures, n’arrivaient pas à les éradiquer.
Dans le Midwest, on observa même des « Claims Association », qui étaient en fait des systèmes légaux parallèles servant à définir et protéger les droits de propriété informels dans une région donnée. Des organisations similaires apparurent en Californie pour gérer les droits de propriétés lors de la ruée vers l’or.
Graduellement les « lois d’occupation » ont été adoptées par les gouvernements. Au Kentucky, les revendications territoriales représentaient 3 fois la superficie de l’État au début du 19e siècle! Une décision de la Cour Suprême en 1823 (Green vs Biddle) vint alors éliminer les droits de propriété des propriétaires informels dans cet état. Cependant, cette décision engendra une immense révolte politique au niveau national.
Conséquemment, entre1834 et 1856, onze états ont adopté des lois d’occupation similaires à celle invalidée par la cour au Kentucky. Entre 1830 et 1841, le Congrès a mis en place et renforcé des lois de « préemption » permettant aux propriétaires informels d’acheter une terre de 160 âcres pour $1.25/âcre (Homestead Act). La vaste majorité des terres ainsi achetées étaient déjà occupées par les squatteurs qui les ont achetées, elles ne furent pas achetées par de nouveaux arrivants. Cette loi ne fut donc qu’un subterfuge pour intégrer les squatteurs au système officiel, ce qui fut très bénéfique.
En 1866, les législateurs adoptèrent des lois reconnaissant les contrats conclus hors du système légal officiel. En 1872, une loi minière vint consolider les acquis des mineurs quant à leurs organisations extralégales. Dès 1880, les États-Unis avaient réussi à intégrer les systèmes de propriété informels en un système cohérent qui allait mettre la table pour l’incroyable croissance économique qui allait suivre.
Comment mettre en place un tel système?
Le problème n’est parfois pas l’absence d’un système de propriété, mais plutôt l’accès à ce dernier, qui n’est souvent réservé qu’à l’élite dans les pays du Tiers-Monde. De Soto parle même d’un « Apartheid » économique. Pourquoi est-ce que ces pays n’arrivent pas à augmenter l’accès au système légal? De Soto voit 5 raisons :
- Parce que le gouvernement s’imagine que l’informalité est un moyen d’économiser des impôts (en fait, l’informalité coûte plus cher que l’impôt).
- Parce qu’ils considèrent que la propriété des actifs immobiliers ne peut être reconnue légalement car ils n’ont pas été enregistrés sur une cadastre officielle (c’est faux comme nous le verrons plus loin).
- Parce qu’ils négligent de considérer les coûts associés à la conformité à la loi (qui sont souvent prohibitifs), ainsi que les délais encourus durant le processus. Il faut réduire le « ruban rouge ».
- Parce que lors de l’établissement d’un nouveau système légal, les gouvernements considèrent que les arrangements informels existants peuvent être simplement ignorés. Il faut plutôt trouver un moyen de les intégrer au nouveau système.
- Parce qu’ils manquent de volonté politique pour affronter les élites qui bénéficient du système et enrayer les fonctionnaires corrompus qui perçoivent les pots-de-vin.
Lorsqu’il décrit les moyens permettant de mettre en place un système de droits de propriété efficient dans les pays en développement, De Soto raconte une anecdote intéressante. Alors qu’il traversait un champs divisé en diverses propriétés agricoles informelles, il était facile de savoir qu’il changeait de propriété même si aucune cadastre n’existe. Il ne fallait qu’écouter quel chien aboie! Les chiens (tout comme les paysans de cette communauté) connaissaient très bien les limites du terrain de chacun. À petite échelle, les droits de propriété informels sont facile à documenter. Il suffit de se rendre sur le terrain et de parler aux gens….et d’écouter les chiens qui aboient!
Des réformes possibles?
Au Pérou, vers la fin des années 1980s, De Soto a proposé des réformes du système légal. Des sondages indiquèrent que la population approuvait ces changements à 90%. Ils furent donc adoptés par le Congrès avec le support de tous les chefs de parti (Fujimori, Vargas Llosa et Garcia).
Pour De Soto, se construire une nouvelle maison dans l’informalité est équivalent à tenter de mettre des bas après avoir mis ses souliers. Il faut d’abord trouver un espace libre et l’occuper personnellement. On construit une tente rudimentaire dans laquelle on commence à accumuler des biens et du mobilier. On renforcit ensuite graduellement la structure de manière à ce que le logis devienne plus habitable. Au fil du temps, la cabane rustique en vient à ressembler à une petite maison. On finit ensuite par obtenir l’électricité et possiblement l’aqueduc.
L’élite entrepreneuriale (et non gouvernementale) devrait adhérer à des réformes du système légal puisque cela en viendrait à élargir considérablement le marché commercial, ce qui serait profitable pour eux. Les avocats quant à eux ont été une force de résistance au changement, ayant une tendance profondément inculquée à préserver le système tel qu’il est. Ils sont aussi bien implantés au sein du gouvernement et contrôlent donc les leviers leur permettant de maintenir le statu quo. Pour De Soto, ils sont la clé du changement.
De Soto pense que les économistes et politiciens occidentaux ont oublié ce qui a causé le succès du capitalisme : un système efficient de droits de propriété. Ils ne sont donc pas enclins à mettre en place un tel système dans les pays en voie de développement, préférant plutôt leur balancer de l’aide financière et des « ajustements structurels ».
Conclusion
Cela faisait un bon bout de temps que j’avais entendu parlé de ce livre, mais je n’avais jamais pris l’initiative de le livre, me disant que son contenu m’apparaîtrait évident. Ce fut une erreur; j’aurais dû le lire il y a longtemps!
En fait, je me suis posé la même question de De Soto dès 2010. C’est alors que j’ai entrepris la publication d’une série d’articles intitulés Diagnostic Pauvreté (voir les liens au bas de l’article). Le premier article de la série, qui concerne le Bangladesh, est le deuxième article le plus lu de l’histoire de ce blogue. Si De Soto avait visité le Bangladesh dans le cadre de ses recherches, il y aurait trouvé un exemple on ne peut plus typique de sa thèse. Toutes les recherches que j’ai effectuées dans le cadre de cette série d’articles corroborent le contenu de « Mystery of Capital (le mystère du capital)».
J’ai d’ailleurs publié deux articles concernant l’inutilité de l’aide étrangère aux pays en voie de développement. L’aide internationale aux pays du Tiers-monde a totalisé plus de $600 milliards en 50 ans. De telles dépenses auraient dû conduire à des améliorations dans le développement, mais ont en réalité seulement servi à enraciner le système corrompu dont les politiques entravent le développement.
D’une certaine manière, la thèse de De Soto a été confirmée par le Printemps Arabe, qui a été déclenché par un marchand informel Tunisien qui s’est désespérément immolé après avoir été persécuté par les autorités. On verra si ce changement mènera à des réformes bénéfiques…